Nietzsche en lettres de feu

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Nietzsche en lettres de feu

27 mai 2025 (14H00) – Décidément, il existe beaucoup de liens, et d’une réelle force, entre ce Constantin von Hoffmeister et nos conceptions. Il existe beaucoup de liens entre ce von Hoffmeister et la chute vertigineuse de notre époque, dont il est un observateur impitoyable, avec un regard qui rejoint celui des gens qui cultivent la lucidité. Il existe beaucoup de liens entre tous ces gens (dont moi) et Nietzsche.

Notes de PhG-Bis : « On y reviendra sous peu, je parle de PhG. Je ne cesse de le persécuter pour qu’il mène son projet concernant Nietzsche, qui ne demande d’ailleurs pas d’efforts considérables, – il a tout dans sa tête. Ce n’est pas du tout un projet sur une nouveauté, bien au contraire, mais qu’avons-nous à faire de la nouveauté quand l’on voit et mesure ce que cette époque si “nouvelle”, si innovante, quand l’on voit ce qu’elle nous donne en fait d’immondices, de faux-semblants, de simulacres ? »

On sait que Nietzsche est inclassable comme philosophe, que tout chez lui repousse le classement, la catégorie, la définition universitaire et technique, la mise au pas et la mise en rang. Dire qu’il est “un électron libre” n’est pas suffisant, car même si on le dit libre et sans attaches, il reste dans les normes de la science dure et exigeante qu’est la physique. L’expression anglaise de ‘loose cannon’, outre d’être sonore, belle et très rythmée je trouve, exprime bien ce qu’il est.

Loose cannon’: au départ l’expression relève de la marine à voile et désigne quelque chose comme un “canon devenu insaisissable”, lorsque une pièce si lourde d’une de ces frégates, portée sur un affût à quatre roues, rompt ses amarres et roule sur le pont de tous les côtés, et ailleurs s’il le faut, au rythme des mouvements du navire secoué par la houle et les tensions de la bataille, parfois tirant un boulet lorsqu’il s’est détaché avec sa mèche allumée, pouvant tuer un homme ou l’autre par la force de son déplacement aveugle. Nul ne sait où il va, nul ne sait ce qu’il en  adviendra, il est le maître du désordre sur le pont comme sur le monde selon la volonté incompréhensible des soubresauts que la nature impose au navire. Il est au service de ce déchaînement dont il comprend, – il est sans doute, sans aucun doute, le seul, – le sens profond et la nécessité inéluctable.

Bref, ‘loose cannon’ ! Peut-on rêver esprit plus de notre temps que ce Nietzsche ? Et paroles aussi furieuses, grondantes et nous promettant toutes les épreuves de l’enfer pour accepter la tâche humiliante d’écarter les immondes fantasmes que nous nous sommes nous-mêmes fabriqués ? Il est tellement actuel que von Hoffmeister parvient à l’exploit de ridiculiser Goethe comparé à Nietzsche, sans pourtant nier une seconde la grandeur de Goethe, sans dissimuler un instant que Goethe est un esprit immense, une plume qui monte au pinacle, une âme qui conforte notre civilisation dans ses rêves les plus grandioses. Et pourtant, que Goethe paraît vain, futile et superflu lorsqu’il se compare à Nietzsche, lorsqu’il s’agit de donner à nos piètres esprits à apprécier pour ce qu’elle vaut et pour ce qu’elle nous promet cette “folle toupie” qui emporte le monde aujourd’hui dans une farandole presque démente.

« Nietzsche et Goethe : deux vies, chacune façonnée comme un mythe : l'une par l'absorption, l'autre par l'exil. Goethe vivait au sommet, couronné par la forme occidentale, où l'harmonie jaillissait de l'architecture, de la poésie et des manières comme le vin d'un noble tonneau. Sa sérénité naissait de l'alignement, un homme dont le maintien s'accordait à la cadence d'une culture encore intacte. Il n'avait besoin d'aucune retraite, seulement de raffinement. Ses gestes confirmaient la cohérence du monde. Nietzsche entra après que la musique eut cessé. Ses rues résonnaient du fracas des machines, ses salons s'étouffaient de mensonges polis, ses vêtements effleuraient le synthétique. L'air avait perdu son goût. Goethe affirma. Nietzsche résista. Goethe se reposa. Nietzsche erra. Spengler lit leur contraste comme un destin : l’un nourri par l’âge, l’autre façonné en adversaire. Leur différence suit un placement temporel. L’un naît au crépuscule, l’autre dans les ruines. »

Von Hoffmeister est donc là pour nous rappeler combien notre temps devenu fou n’est pas un accident de cette chose étrange nommé hasard, un simple nid de poule de circonstance sur la voie de notre développement, venu de nulle part et destiné à n’importe où. Il est là pour mettre Nietzsche en avant et nous dire : “Cet homme est né avec, au fond de sa tête déjà blessée, l’image de la catastrophe que nous endurons aujourd’hui ; écoutez-le, et bien qu’il nous précède de près de deux siècles, sachez qu’il en sait plus que nous que jamais nous n'en saurons avant d’avoir bu l ;a tempête jusqu’à la lie”.

Le texte de von Hoffmeister est sur son site ‘eurosiberia’, le 25 mai 2025.

PhG – ‘Semper Phi’ 

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Nietzsche et la fin de l’Ouest

Spengler s'ouvre sur un présage, une fissure dans la carapace polie du XIXe siècle, d'où émerge un visage : ascétique, lumineux, insaisissable. Nietzsche apparaît comme une perturbation matérialisée, comme une flamme qui désobéit au foyer. Le siècle a fait parader ses titans :

1.) Richard Wagner a invoqué les dieux avec des poumons d'airain et a précipité le Walhalla dans la fosse d'orchestre. Sa musique s'est effondrée comme des cathédrales effondrées, proclamant la rédemption dans un crescendo infini. Il a construit des temples sonores pour une Europe déjà sourde au mythe, mais toujours obligée d'écouter.

2.) Léon Tolstoï a porté l'Évangile sur son dos comme un sac de pierres, le traînant sur les champs de bataille comme dans les salons. Il a exigé que l'histoire s'agenouille devant la conscience, mais n'a trouvé d'autre refuge que la charrue et la croix. En lui, Spengler voit le saint empêtré dans la machinerie de l'empire.

3.) August Strindberg écrivait comme si du verre se brisait dans son crâne, chaque ligne pleine d'éclats, chaque pièce un tableau de fièvre. Il tournait les miroirs vers lui-même jusqu'à ce que seule la distorsion le regarde en retour. Entre ses mains, la littérature devenait un exorcisme : de l'homme, de la femme, du siècle qui l'avait façonné.

Tous étaient liés à l'échafaudage de l'époque qu'ils habitaient. Ils portaient les couleurs de leur temps, drapés de progrès, imprégnés d'utilité, absorbés par les rythmes mécaniques de la matière et de la fonction.

Nietzsche ne portait pas une telle livrée. Il sortait du cortège et devenait une rupture dans l'idée de séquence. L'époque vénérait le mouvement vers le confort ; il leur offrait des convulsions. Son propre mot, « intempestif », devient l'hymne de Spengler : intempestif comme le destin, comme la vérité qui refuse tout rendez-vous. L'habitus de Nietzsche ne portait aucune allégeance. Il fendit tous les autels érigés pour vénérer l'esprit d'utilité, et de cette fracture Spengler reconstruit le sens de la forme au milieu du déclin.

À travers les ruines, Spengler évoque Goethe, une divergence harmonique. Goethe et Nietzsche : deux vies, chacune façonnée comme un mythe : l'une par l'absorption, l'autre par l'exil. Goethe vivait au sommet, couronné par la forme occidentale, où l'harmonie jaillissait de l'architecture, de la poésie et des manières comme le vin d'un noble tonneau. Sa sérénité naissait de l'alignement, un homme dont le maintien s'accordait à la cadence d'une culture encore intacte. Il n'avait besoin d'aucune retraite, seulement de raffinement. Ses gestes confirmaient la cohérence du monde. Nietzsche entra après que la musique eut cessé. Ses rues résonnaient du fracas des machines, ses salons s'étouffaient de mensonges polis, ses vêtements effleuraient le synthétique. L'air avait perdu son goût. Goethe affirma. Nietzsche résista. Goethe se reposa. Nietzsche erra. Spengler lit leur contraste comme un destin : l’un nourri par l’âge, l’autre façonné en adversaire. Leur différence suit un placement temporel. L’un naît au crépuscule, l’autre dans les ruines.

Forme : Spengler transforme ce mot jusqu’à ce qu’il reflète le sang des civilisations. La forme n’est soumise à aucun calendrier, aucun contrat. C’est la vibration qui lie un geste à l’éternité. Le XVIIIe siècle suivait la forme dans chaque acte : la façon dont on se tenait, dont on adressait une lettre, dont on mourait. Goethe absorbait cette grâce par les pores d’une Europe encore soudée. Nietzsche, plongé dans l’épuisement plat de la modernité bourgeoise, cherchait des silhouettes parmi les ombres. Il habitait des appartements construits pour le confort, entouré de meubles qui se moquaient de l’artisanat. Aucune cérémonie ne l’accueillait. Son désir enfanta la révolte. Pour préserver la forme, il brisa toutes les versions que le siècle offrait. Sa solitude devint liturgie. Son corps se mua en protestation. Le fantôme de la noblesse a trouvé un réceptacle dans sa démarche, dans la violence de sa prose, dans la froideur de son rire. À travers Nietzsche, Spengler découvre une aristocratie ultime qui ne pousse que dans le sol de la privation : des racines perçant le roc, en quête d'eaux oubliées.

Constantin von Hoffmeister

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